• « Figues moisies » et « raisins aigres » - La guerre du jazz a bien eu lieu.

    « Figues moisies » et « raisins aigres » -  La guerre du jazz a bien eu lieu.« Figues moisies » et « raisins aigres » -  La guerre du jazz a bien eu lieu.

    C’est le genre de querelle qui, à priori, ne parle plus à grand monde…  Il y a plus d’un demi-siècle, en pleine guerre froide, le jazz français se consumait lui aussi en chasses aux sorcières, règlements de comptes et autres excommunications… Le concert de Dizzy Gillespie à Pleyel en février 1948 montra la déchirure  entre les deux camps irrémédiablement hostiles,  « figues moisies » et « raisins aigres » , anciens et modernes, défenseurs du bon vieux swing néo-néorléanais et partisans du be-bop …Ces deux là avaient pourtant fait cause commune, dans les années 30, en fondant le fameux Hot Club de France auquel Django Reinhardt et Stéphane Grappelli allaient agréger un quintette d’exception…

    En 1942, aux Etats-Unis, James C. Petrillo, président de l’American Federation of Musicians (A.F.M.), décide de faire grève contre les maisons de disques. Entre août 1942 et novembre 1944 aucun musicien ne se rend dans des studios d’enregistrements. Cette grève est pour beaucoup dans l’évolution du jazz. De jeunes artistes inventent un nouveau style musical qu’ils baptisent be bop. Parmi les principaux innovateurs citons le saxophoniste Charlie Parker, le trompettiste Dizzie Gillespie, le batteur Kenny Clarke, le pianiste Thelonious Monk…

              Les disques de be bop commencent à arriver en France au début de l’année 1946. Ils divisent les amateurs de jazz. Charles Delaunay s’enthousiasme pour ce nouveau style. Les critiques André Hodeir, Lucien Malson, André Clergeat et Boris Vian partagent cet enthousiasme : ils forment les « raisins aigres ». Au contraire, Hugues Panassié rejette le be bop. Selon lui, « Le be bop s’écarte de la tradition du jazz, c’est à dire de la tradition musicale noire, néglige le swing et comme le disent Hot Lips Page ou Lester Young, est sans coeur et sans âme ». Avec Madeleine Gautier, Bernard Niquet, Yannick Bruynoghe ou le musicien Alix Combelle, Hugues Panassié forme le camp des « figues moisies ». Ajoutons qu’au delà des divergences musicales, il existe aussi entre Charles Delaunay et Hugues Panassié des différences de caractères. Il y a sans doute une lutte entre les deux hommes pour être à la tête des amateurs de jazz.

    En 1947, Charles Delaunay fut évincé du Hot Club de France par Hugues Panassié, d’une façon pour le moins « stalinienne ». C’est ce que raconte Franck TENOT,  journaliste et critique de jazz. 

    « (…) La France sortait de l’Occupation et il y avait eu aux États-Unis de 1942 à 44 une grève du disque. De plus, il existait un énorme décalage, à l’époque, entre la sortie d’un disque aux États-Unis et sa sortie en France, environ un an ou deux. Donc, aux États-Unis, le be bop existait dans les clubs mais pas en disque. En 1945 Dizzy Gillespie et Charlie Parker étaient les vedettes de petites compagnies comme Dial ou Savoy qui n’étaient pas représentées en France. Les premiers disques be bop, notamment les Guild, Charles Delaunay les a rapportés de son voyage aux États-Unis en 1946.

    La même année, André Hodeir écrivait le premier article sur le be bop dans Jazz Hot, un texte assez génial et prémonitoire : « Vers un renouveau de la musique de jazz ? » à propos des enregistrements de Dizzy Gillespie. André Hodeir y explique qu’il pensait l’évolution du jazz terminée, mais que deux musiciens, Charlie Parker et Dizzy Gillespie, relançaient cette musique et contribuaient à l’ouvrir…

    C’est alors que Hugues Panassié, furibard, « incompréhensiblement » borné, peut-être simplement jaloux, a déclenché la guerre. Pour virer Delaunay du Hot Club de France, dont il était le secrétaire général, un an avant l’assemblée d’octobre 47, Panassié avait trouvé une astuce dans la pire tradition du stalinisme, disons le tout net : il avait regroupé tous les Hot Clubs dans des délégations régionales dirigées par seulement six personnes.

    Panassié n’avait pas mis à l’ordre du jour l’éviction du secrétaire général, acte totalement antidémocratique. La veille, j’avais été convoqué vers 17h par Panassié à l’hôtel Ronceray où il vivait dans une suite, entouré de sa cour. Il a commencé par me flatter parce que j’étais à l’écart de ses délégations régionales. J’avais le mandat du Hot Club de Bordeaux en dehors de son délégué régional. Il m’a expliqué qu’il allait exclure Charles Delaunay, puis, soudain menaçant, m’a expliqué : « Vous savez, si vous ne vous associez pas à notre vote, vous êtes fichu dans le monde du jazz, vous ne serez plus rien au Hot Club. » Le lendemain matin, ou peut-être le soir même, je vois Charles et lui raconte l’histoire. Charles Delaunay, avec son inconscience habituelle, me dit : « Mais non, ne vous inquiétez pas cher Frank, vous pensez bien que Panassié n’osera jamais ! »

    Pour vous dire à quel point le procès était stalinien : le jour de l’assemblée, les Hot Clubs votaient par ordre alphabétique. Je me souviens qu’avant Bordeaux, il y avait eu celui d’Angers, représenté par un dénommé Siraudeau qui a voté contre l’exclusion de Delaunay. Panassié a dit : « Sortez, vous n’avez plus le droit d’assister à l’assemblée ! ». Mon tour est venu, j’ai dit aussi que j’étais contre cette exclusion. La réponse de Panassié fut la même : « Sortez ! ».

     

    Cette histoire a revitalisé le Hot Club de Paris. [De plus,] c’était merveilleux sur le plan médiatique ! Brusquement, on a amusé la grande presse. Quand on faisait un concert avec Gillespie, on était à la Une de France Soir et de Paris-Presse avec des titres comme : « La guerre du jazz », « Les figues moisies contre les raisins aigres », « Dizzy Gillespie contre Louis Armstrong ».

     

    Cette querelle est effectivement bien à l’instar de la rivalité jalouse qui opposait Gillespie et Armstrong.  Mais comme la musique a toujours raison, ces deux grands musiciens ont bien su se retrouver sur la même scène (une seule fois , certes). Tout comme d’autres « classiques » tels Coleman Hawkins ou Earl Hines se mêlèrent avec enthousiasme aux expérimentations des jeunes loups, qui n’exploraient pas d’autres terrains que ceux de leurs grands frères.

     

    Laissons la conclusion à Monsieur Ténot et à la musique :

    « J’ai découvert que la notion du bon était entièrement subjective et que je n’avais pas le droit de dire que ce que j’aime moins est mauvais. Je peux dire : « J’aime ce disque-ci mais j’aime moins celui-là ». Je l’ai appris en vieillissant. Quand j’avais vingt ans, j’étais un militant, un politicien, un partisan. Je me sentais investi d’une mission : « Il faut que je fasse connaître ceci ou cela ». Je disais : « Art Tatum c’est formidable, alors que Dave Brubeck… » Je ne me permettrais plus de dire cela. »  

     

    Extrait de l’émission The Timex All-Star Jazz Show on NBC en 1959 

       

     

     

     

    Sources :

    http://www.citizenjazz.com/Frank-Tenot.html

    http://www.tsfjazz.com/sapir-tsfblog/?p=241

    http://www.gazettegreenwood.net/doc/bluesfrance/part6.htm

     

    Photos : Charles Delaunay (à gauche) et Hugues Panassié (à droite)

    http://huguespanassie.unblog.fr/ 

    http://www.francemusique.fr/emission/avanti/2014-2015/sonia-delaunay-et-son-fils-charles-02-12-2015-06-00

     

    A lire aussi :

    http://www.plaisirsdujazz.fr/chapitre-quatre-sommaire/levenement-bebop-temoignages-sur-le-premier-concert-parisien-de-dizzy-gillespie-1948/

    http://www.jazzwax.com/2009/12/interview-terry-teachout-part-3.html

    Les griots de l'Amérique, l'histoire d'un jazz en Marge, Emmanuel FLORIO

     

     Par Emmanuel Florio


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  • Commentaires

    1
    Lundi 24 Août 2015 à 20:54

    Vous trouverez ici un commentaire de Michel Laplace, posté sur facebook. Je le copie tel quel.

    cet article est très mauvais sur le plan des pertinences historiques; c'est la façon journalistique dont on présente les choses (notamment Tenot pourtant témoin de ces évènements). D'une part le conflit "figues moisies" (itionnel) vs "raisins aigres" ("moderne) a débuté aux Etats-Unis avec l'opposition de journalistes comme Rubi Blesh (figue) et Leonard Feather (raisin), avant l'éclosion du bop!!! parcequ'il y eut dès 1942 un retour en force des vétérans de la Nouvelle Orleans (Bunk Johnson, Kid Ory, etc). Lorsque les premiers disques de bop (1945, Dizzy-Bird) apparaissent, Feather les montent en épingle (ce qui est juste pour la qualité musicale, mais mal venu de s'en servire pour discréditer Jelly Roll Morton, etc). En France, on découvre cette opposition après la guerre et contrairement à ce qui est dit/écrit partout Panassié n'est pas un adepte des vieux de New Orleans (il n'aimait pas Bunk Johnson, George Lewis, etc), mais il soutenait une modernité du moment qui n'était pas que bop (Erroll Garner, Illinois Jacquet, etc). Il a quitté Jazz Hot en 1947 parcequ'on faisait des coupures dans ses textes (ça m'est arrivé, et je n'aime pas) et qu'on y parlait trop de...Bunk Johnson!!! Le poutch de Panassié contre Delaunay n'est pas un conflit esthétique, mais les 2 hommes ne s'aimaient pas et avaient un contentieux (intérêts dans le disques Swing, etc). Les écrits de Panassié de 1947 à 1949 sont souvent élogieux sur Parker, Dexter Gordon, Wardell Gray, Howard McGhee, etc!! Mais son plus grand ami, Louis Armstrong, lui, détestait le bop et lors de son second voyage aux USA en 49, Panassié se laisse influencer par Louis et d'autres artistes de jazz qu'on dit "classique" aujourd'hui (Dicky Wells, etc) qui ne trouvaient plus de boulot (la plupart rendaient la vogue du bop responsable, alors qu'il y a aussi d'autres raisons : fermeture de dancings, etc). Bref ce n'est que fin 1949 que Panassié prend cette position : "le bop n'est pas du jazz" (reconnaissant que Parker, Dizzy, etc sont de bons musiciens...subtilité qui échappa à beaucoup de disciples de Panassié = Hot Club de France). Tout ce que j'écris là, je l'ai publié dans JAZZ HOT! et dans des recueils de textes en Pdf... J'ai passé 50 ans à écouter (et pratiquer) les musiques, avec compilations et recherches de documents, et les faits parlant d'eux-mêmes, je n'appartiens à aucune chappelle jazz, renvoyant dos à dos Delaunay et Panassié, qui préféraient sans doute cette façon de raconter leur "histoire", car les correspondances privées entre eux, montrent la bassesse humaine.

    Pour plus de précision sur Michel Laplace : http://www.jazzhot.net/PBBios.asp?ActionID=67240448&PBMItemID=7821

     

    2
    Matti Jarvinen
    Jeudi 2 Juin 2016 à 14:36

      Cet article n'est pas si mauvais que veut bien le dire M. Laplace , auteur d'une assez comique réhabilitation du Pape du jazz , "Nous sommes tous les enfants de HP", publié naguère dans "Jazz-Hot" .

    Boris Vian aurait certainement apprécié .

      • Mardi 14 Juin 2016 à 06:40

        Merci Matti !

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